QUATORZE
— FAIT QUOI ? DEMANDA LAUREL EN ÉLEVANT LA VOIX.
— Tu dois promettre de ne pas te vexer.
— Tu m’as jeté un genre de sort et maintenant tu t’attends à ce que je me contente de sourire et de dire que c’est correct ? Eh bien, ce ne l’est pas !
— Écoute, ça n’a même pas très bien fonctionné… C’est toujours le cas avec les autres fées.
Laurel croisa les bras.
— Dis-le-moi, c’est tout.
Tamani s’appuya contre son arbre.
— Je t’ai envoûtée.
— Envoûtée ?
— Je t’ai incitée à me suivre ici.
— Pourquoi agirais-tu ainsi ?
— Tu devais m’écouter assez longtemps pour entendre la vérité.
— Alors… quoi ? Tu m’as jeté de la poudre de fée aux yeux ?
— Non, c’est ridicule, répliqua Tamani. Je te l’ai dit, la véritable magie des fées n’est pas tout à fait ce que tu penses. Il n’y a pas de poudre de fée pour te faire voler, pas de baguette magique agitée, pas de nuages de fumée. Il s’agit simplement de choses que nous pouvons réaliser qui nous aide à jouer notre rôle dans la vie.
— Comment l’envoûtement t’aide-t-il dans ton travail de sentinelle ?
Le sarcasme suintait dans la voix de Laurel, mais Tamani poursuivit son explication comme s’il ne l’avait pas remarqué.
— Penses-y. Je peux chasser un intrus avec ma lance, mais quel bien cela fait-il ? Il ne fera que s’enfuir et racontera à ses amis ce qui s’est passé, et ils se lanceront à notre recherche.
Tamani ouvrit les mains devant lui.
— Au lieu de cela, je l’envoûte pour qu’il s’approche, je lui donne un élixir de mémoire et je le renvoie chez lui. As-tu déjà entendu parler des feux follets ?
— Bien sûr.
— C’est nous. Après qu’un humain boit un élixir, tout ce dont il se souvient de l’incident, c’est d’avoir suivi une étincelle de lumière. C’est pacifique de cette façon. Personne n’est blessé.
— Mais je me suis souvenue de toi.
— Je ne t’ai pas donné d’élixir, non ?
— Tu as quand même utilisé ta magie sur moi.
Elle refusait d’abandonner si facilement.
— Je le devais. M’aurais-tu suivi autrement ?
Laurel secoua la tête, mais son esprit savait que ce n’était pas tout à fait la vérité. Elle aurait pu suivre Tamani n’importe où.
— D’ailleurs, comme je l’ai dit, cela ne fonctionne pas très bien sur les autres fées – et pas du tout si elles s’y attendent. Tu as brisé le charme assez facilement quand tu y as réfléchi.
Le demi-sourire était de retour.
— Et aujourd’hui ? voulut savoir Laurel avant que le sourire ne puisse l’hypnotiser.
— As-tu peur que je l’aie encore utilisé sur toi ? demanda-t-il en souriant.
— Un peu.
— Nan. Tout ce charme et ce charisme sont innés.
Son sourire était assuré à présent. Arrogant.
— Promets-moi que tu ne tenteras plus jamais de l’utiliser sur moi.
— C’est facile. Maintenant que tu es au courant, cela ne fonctionnerait pas si j’essayais. Et je ne le ferai pas, ajouta-t-il. J’aime mieux quand je peux t’ensorceler sans ma magie.
Laurel dissimula son sourire et se rassit en attendant que le sentiment d’apaisement autour d’elle s’évanouisse.
Il ne disparut pas.
Elle fronça les sourcils.
— Arrête. Tu as promis.
Les yeux de Tamani s’arrondirent sous la confusion.
— Arrêter quoi ?
— Ton truc d’envoûtement. Tu continues.
L’expression confuse de Tamani se transforma en sourire chaleureux. La satisfaction planait dans ses yeux.
— Ce n’est pas moi.
Laurel lui lança un regard furieux.
— C’est la magie du royaume. Elle s’écoule du monde des fées. Cela aide les sentinelles à se sentir comme à la maison quand ils ne peuvent y être.
Son sourire était calme et serein à présent, et une trace de contentement voilait ses yeux.
— Tu l’as déjà senti auparavant – je sais que oui. C’est pourquoi tu aimes ce bout de terre à ce point. Et à présent que tu sais ce que tu es et que tu as fleuri une première fois, cela deviendra plus fort.
Il se pencha en avant, son nez à quelques centimètres du sien. Le souffle lui manqua alors que tous les muscles de son corps se relâchaient à cause de la proximité de Tamani.
— C’est le royaume qui te rappelle à la maison, Laurel.
Laurel s’arracha aux profondeurs sans fin du regard de Tamani et se concentra sur ses émotions. Elle regarda le feuillage autour d’elle, et le sentiment s’intensifia. La sensation agréable semblait émaner des arbres et elle se répercutait dans l’air.
— Est-ce vraiment de la magie ? demanda-t-elle, fébrile, sachant que ce ne pouvait être rien d’autre.
— Bien sûr.
— Ce n’est pas toi ?
Tamani rit doucement, mais sans se moquer.
— C’est une magie beaucoup plus grande que celle qu’une humble fée de printemps pourrait même tenter de pratiquer.
Elle rencontra son regard et pendant un moment, elle fut incapable de se détourner. Ses yeux verts brillants retenaient les siens. Il paraissait surtout humain, mais il y avait quelque chose – elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus – qui semblait indiquer qu’il était beaucoup plus que ce que les apparences indiquaient.
— Est-ce que la plupart des fées sont comme toi ? demanda-t-elle doucement.
Il cligna les paupières et elle réussit à regarder ailleurs.
— Cela dépend de ce que tu veux dire, répondit-il. Si tu parles de mon charme et de mon intelligence, non – je suis le plus charmant de tous. Si tu fais référence à mon apparence…
Il fit une pause et baissa les yeux pour se jauger.
— J’imagine que je suis assez normal. Rien de bien spécial.
Laurel aurait argumenté le contraire. Il avait le genre de faciès que même les vedettes de cinéma n’obtenaient que grâce à l’aérographe. Mais s’il avait raison, peut-être que toutes les fées étaient comme lui.
En sursautant, Laurel se demanda si elle ressemblait à cela aux yeux de ses pairs. Son visage lui semblait normal, mais il est vrai qu’elle l’avait observé dans la glace tous les jours de sa vie.
Elle se demanda brièvement si ce qu’elle voyait en admirant Tamani était la même chose que David apercevait en la regardant, elle.
La pensée la rendit un peu mal à l’aise. Elle s’éclaircit la gorge et commença à fouiller dans son sac à dos pour le masquer. Elle sortit une canette de soda.
— Tu en veux un ? lui offrit-elle distraitement en l’ouvrant.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un Sprite.
— Tamani rit. Un Sprite ? Tu te moques de moi.
Laurel roula des yeux.
— Tu en veux un ou pas ?
— Bien sûr.
Elle lui montra comment enfoncer la languette pour ouvrir la canette et il essaya avec hésitation.
— Euh, c’est quelque chose.
Il examina attentivement Laurel pendant quelques secondes.
— Est-ce ce que tu bois habituellement ?
— C’est l’une des quelques choses que j’aime.
— Pas étonnant que ta chevelure et tes yeux soient si décolorés.
— Et alors ?
— Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi les miens ne le sont pas ?
— Je… j’imagine que je me suis posé la question à propos de tes cheveux.
Voilà une affirmation bien en deçà de la réalité.
— Je mange beaucoup de trucs vert foncé. La mousse près du ruisseau, surtout.
— Beurk.
— Nan, c’est bon. Tu as été élevée selon les idéaux humains, mais tu aimerais cela si tu y goûtais.
— Non, merci.
— Comme tu veux. Tu es assez jolie telle que tu es.
Elle sourit timidement alors qu’il levait sa canette dans sa direction avant de boire.
— Je mange des pêches, lâcha-t-elle brusquement.
Tamani hocha la tête.
— Elles sont bonnes, j’imagine. Personnellement, je n’ai pas tellement la dent sucrée.
— Là n’est pas la question. Pourquoi est-ce que je ne deviens pas orange ?
— Que manges-tu d’autre ?
— Des fraises, de la laitue et des épinards. Des pommes, parfois. Les fruits et les légumes de base.
— Tu manges une variété d’aliments, alors tes cheveux et tes yeux n’emmagasinent pas une couleur en particulier ; ils restent pâles, simplement.
Il lui décocha un petit sourire narquois.
— Essaie de ne t’alimenter que des fraises pendant une semaine ; tu vas donner un choc à ta mère.
— Est-ce que je deviendrais rouge ? s’enquit Laurel, horrifiée.
— Pas partout, répondit Tamani. Seulement tes yeux et la racine de tes cheveux. Comme les miens. À la maison, c’est une question de mode. Bleu, rose, violet. C’est amusant.
— C’est tellement étrange.
— Pourquoi ? N’est-il pas exact que la moitié des récits humains nous concernant disent que notre peau est verte ? C’est encore bien plus bizarre.
— Peut-être.
Laurel se souvint d’un truc qui s’était produit lors de sa première visite.
— Tu as dit qu’il n’y a pas de poudre de fée, n’est-ce pas ?
Tamani inclina un peu son menton, apparemment d’accord, mais son visage était impassible.
— La dernière fois que je suis venue ici, tu as attrapé mon poignet, et plus tard, il y avait cette poudre scintillante dessus. Qu’est-ce que c’était, sinon de la poudre de fée ?
Tamani grimaçait à présent.
— Désolée pour cela ; j’aurais dû me montrer plus prudent.
— Pourquoi ; est-ce que c’était dangereux ?
Tamani rit.
— Pas précisément. Ce n’était que du pollen.
— Du pollen ?
— Ouais, tu sais.
Il examina ses mains comme si elles étaient soudainement devenues très intéressantes.
— Pour la… pollinisation.
— La pollinisation ?
Laurel commença à rire, mais Tamani ne donnait pas l’impression de raconter des blagues.
— Pourquoi penses-tu que tu as fleuri ? Ce n’est pas uniquement pour l’apparence. Bien que la tienne était très séduisante.
— Oh.
Laurel resta silencieuse quelques instants.
— La pollinisation sert à la reproduction des fleurs.
— C’est aussi ainsi que nous nous reproduisons.
— Alors, tu aurais pu me… polliniser ?
— Je ne ferais jamais cela, Laurel.
Son visage était on ne peut plus sérieux.
— Mais tu aurais pu ? insista-t-elle.
Tamani parla lentement, choisissant ses mots avec grand soin.
— Techniquement, oui.
— Et après. J’aurais un bébé ?
— Un jeune plant, oui.
— Pousserait-il sur mon dos ?
— Non, non. Les fées poussent dans les fleurs. C’est une chose que les humains ont généralement comprise. La… femelle… est pollinisée par un mâle et quand ses pétales tombent, il lui reste une graine. Elle la plante et lorsque la fleur s’épanouit, on a un jeune plant.
— Comment est-ce que tu… nous… tu sais, les fées procèdent-elles à la pollinisation ?
— Le mâle produit du pollen sur ses mains et quand les deux fées décident de polliniser, le mâle enfonce ses mains dans la fleur de la femelle et il laisse les pollens se mélanger. C’est un processus quelque peu délicat.
— Cela ne semble pas très romantique.
— Il n’y a rien de romantique là-dedans, répliqua Tamani, un sourire assuré s’élargissant sur son visage. C’est pour ça qu’il y a le sexe.
— Vous pratiquez quand même… ?
Elle laissa sa question en suspend.
— Bien sûr.
— Mais les fées ne tombent pas enceintes ?
— Jamais.
Tamani lui décocha un clin d’œil.
— La pollinisation sert à la reproduction – le sexe est pour le plaisir uniquement.
— Puis-je voir le pollen ? demanda Laurel en tendant ses mains vers lui.
Tamani retira instinctivement les siennes.
— Je n’en produis pas en ce moment, tu ne fleuris plus. Nous ne produisons du pollen qu’en présence d’une femelle en fleur. C’est pourquoi je l’ai oublié et j’en ai laissé sur ton poignet. Je n’avais pas vu de femelle en fleur depuis longtemps.
— Pourquoi ?
— Je suis une sentinelle. Il y a toujours d’autres soldats, mais tous ceux qui sont ici sont des mâles. Et je ne retourne pas à la maison très souvent.
— Cela paraît ennuyeux.
— Parfois.
Il la fixa de nouveau, et quelque chose changea dans son regard. Il avait baissé sa garde et elle décela une profonde tristesse mélancolique. Cela lui faisait presque mal de continuer à la voir, mais elle était incapable de se détourner.
Puis, aussi vite qu’elle était apparue, elle s’évanouit – remplacée par un sourire nonchalant.
— C’était plus amusant quand tu vivais ici. Tu m’as causé de gros ennuis, en passant.
— Qu’ai-je fait ?
— Tu as disparu.
Tamani rit et secoua la tête.
— Bon sang, nous sommes contents que tu sois revenue. Quand tu as…
— Qui est « nous » ?
— Tu ne pensais pas que j’étais la seule fée ici, non ?
Laurel joua avec une mèche de cheveux qui s’était échappée de sa queue de cheval.
— Ouais, genre.
— Tu ne nous verras pas, à moins que nous le désirions.
Malgré ce que Tamani venait de dire, Laurel jeta un coup d’œil aux arbres autour.
— Combien ? s’enquit-elle en se demandant si elle était encerclée de légions de fées invisibles.
— Cela dépend. Shar et moi restons presque toujours ici. Dix ou quinze autres effectuent habituellement un tour de garde de six mois à un an avant d’être remplacés.
— Depuis combien de temps es-tu ici ?
Il la regarda en silence pendant de nombreuses secondes avec un visage impassible.
— Longtemps, répondit-il finalement.
— Pourquoi es-tu ici ?
Il sourit.
— Pour te surveiller. Enfin, jusqu’à ce que tu nous joues ton numéro de disparition.
— Tu étais ici pour me surveiller ? Pourquoi ?
— Pour aider à te protéger. Pour assurer que personne ne découvre qui tu es.
Laurel se souvint d’un truc lu pendant ses recherches.
— Suis-je une… une enfant substituée ?
Tamani hésita une seconde.
— Dans le sens le plus large du terme, oui. Sauf que nous n’avons volé personne afin que tu la remplaces. J’aime mieux penser à toi comme à un scion.
— Qu’est-ce qu’un scion ?
— Il s’agit d’une partie de plante que l’on prélève afin de la greffer sur une autre plante. Tu as été retirée de notre monde et placée dans le monde des humains. Un scion.
— Mais pourquoi ? Y a-t-il beaucoup de… scions ?
— Nan. Pour le moment, seulement toi.
— Pourquoi moi ?
Il se pencha légèrement en avant.
— Je ne peux pas tout te dire et tu dois respecter cela, mais je vais te révéler ce que je peux, d’accord ?
Laurel acquiesça d’un signe de tête.
— Tu as été placée ici il y a douze ans pour intégrer le monde des humains.
Laurel leva les yeux au ciel.
— J’aurais dû le savoir. Qui d’autre aurait pu me déposer dans un panier sur le porche d’inconnus ?
Ses yeux s’arrondirent quand Tamani s’esclaffa.
— Est-ce toi qui as fait cela ?
Il riait plus fort maintenant, rejetant la tête en arrière dans son amusement.
— Non, non. J’étais trop jeune. Mais quand j’ai rejoint les sentinelles ici, on m’a mis au courant de presque toute ta vie.
Laurel n’était pas certaine d’aimer cette idée.
— Toute ma vie ?
— Ouais.
Elle plissa les paupières.
— M’as-tu espionnée ?
— Ce n’est pas exactement de l’espionnage. Nous aidions.
— Aider… ouais.
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Vraiment. Nous devions empêcher tes parents de découvrir qui tu es.
— Cela me semble un plan vraiment sans faille.
Son ton devint sarcastique.
— Hum, comment pourrions-nous éviter que ces deux humains ne démasquent les fées ? Oh, je sais, laissons-en une sur le pas de leur porte.
— Ce n’était pas comme cela. Nous avions besoin qu’ils adoptent une enfant fée.
— Pourquoi ?
Tamani hésita, puis il pinça les lèvres.
— D’accord, Monsieur « je voudrais bien te le dire, mais je devrais ensuite te tuer ». Pourquoi ne m’avez-vous pas envoyée ici alors que j’étais bébé ?
Elle rigola d’une manière un peu embarrassée.
— Fais-moi confiance, je n’aurais pas autant dépassé du panier si je n’avais pas eu trois ans.
Tamani ne sourit pas cette fois-ci.
— En fait, tu étais beaucoup plus âgée.
— Que veux-tu dire ?
— Les fées vieillissent différemment des humains. Elles ne sont jamais vraiment des bébés. Enfin, elles ressemblent à des nourrissons humains quand elles s’épanouissent pour la première fois, mais elles ne sont jamais dépendantes et sans défense comme le sont les humains. Elles sont nées en sachant parler et marcher et elles ont l’âge mental…
Il réfléchit un instant.
— D’un enfant de cinq ans environ.
— Vraiment ?
— Ouais. Ensuite, elles vieillissent un peu plus lentement physiquement, de sorte qu’une fée qui paraît âgée de trois ou quatre ans en a en fait sept ou huit… et mentalement, elle agit comme si elle avait onze ou douze ans.
— C’est bizarre.
— Tu dois te rappeler que nous sommes des plantes. Prendre soin d’un petit sans défense, c’est ainsi qu’agissent les animaux. Pas les plantes. Les plantes produisent des graines et celles-ci grandissent seules. Elles n’ont pas besoin d’aide.
— Alors, genre, les fées n’ont même pas de parents ? Je n’ai pas de parents fées quelque part ?
Tamani se mordit la lèvre et regarda le sol.
— Les choses sont très différentes au royaume des fées. Il n’y a pas beaucoup de temps pour être un enfant et pas suffisamment de fées adultes pour qu’elles puissent passer leur temps à surveiller des enfants qui jouent. Tout le monde a un rôle et un but, et l’on assume ce rôle très tôt : Nous grandissons rapidement. Je suis une sentinelle depuis l’âge de quatorze ans. J’étais légèrement trop jeune, mais seulement d’un an ou deux. La plupart des fées pratiquent leur profession et vivent seules dès l’âge de quinze ou seize ans.
— Cela ne semble pas très amusant.
— Le plaisir n’est pas vraiment l’objectif.
— Si tu le dis. Donc, je ne pouvais pas venir alors que j’étais bébé, car je marchais et je parlais, c’est cela ?
— Ouais.
— Alors, quel âge avais-je quand je suis arrivée ici ?
Il soupira et pendant un moment, Laurel crut qu’il ne le lui révélerait pas. Puis, il parut changer d’avis.
— Tu avais sept ans.
— Sept ans ?
L’idée était un peu choquante.
— Pourquoi est-ce que je ne me souviens de rien ?
Tamani se pencha en avant, les coudes sur ses cuisses.
— Tu dois comprendre, avant que je réponde à cela, que même si tu n’en as aucun souvenir, tu étais d’accord avec tout ceci.
— Tout quoi ?
— Tout. Venir ici, remplir ton rôle, vivre avec les humains, tout. Tu as été choisie pour cela il y a longtemps et tu as accepté de t’intégrer.
— Pourquoi est-ce que j’ai oublié ?
— Je t’ai dit que je peux faire en sorte que les humains oublient m’avoir vu, non ?
Elle hocha la tête.
— C’est ce qu’ils ont fait pour toi. Une fois que tu as atteint l’âge où tu pouvais passer pour une enfant humaine, ils t’ont fait oublier ta vie de fée.
— Comme avec une potion ou autre chose.
— Oui.
Laurel en resta abasourdie.
— Ils m’ont fait oublier sept ans de ma vie ?
Tamani hocha gravement la tête.
— Je… je ne sais pas quoi dire.
Ils restèrent assis en silence de nombreuses minutes pendant que Laurel essayait de comprendre ce que cela signifiait pour elle. Elle commença à additionner les années que Tamani prétendait qu’elle avait perdues.
— J’ai dix-neuf ans ? demanda-t-elle, stupéfaite.
— Techniquement, oui. Mais tu ressembles encore parfaitement à une humaine de quinze ans.
— Quel âge as-tu ? s’enquit-elle, la voix lourde de colère.
— Vingt et un ans, répondit doucement Tamani. Nous avons presque le même âge.
— Alors, ils m’ont fait tout oublier, comme cela ?
Tamani haussa les épaules, le visage crispé.
La maîtrise serrée que Laurel exerçait sur sa fureur se relâcha.
— Est-ce que vous avez seulement bien réfléchi à tout cela ? Un million de choses auraient pu mal tourner. Et si mes parents n’avaient pas voulu de moi ? Et s’ils découvrent que je n’ai pas de cœur ni de sang ou que j’ai à peine besoin de respirer ? Savez-vous ce que la plupart des gens donnent à manger à un bambin de trois ans ? Du lait, des biscuits, des hot-dogs ! J’aurais pu mourir !
Tamani secoua la tête.
— Pour qui nous prends-tu ? Des amateurs ? Il y a rarement eu dans ta vie des moments où il n’y avait pas au moins cinq fées pour te surveiller, s’assurant que tout se passait bien. Et ce n’est pas comme si la question de la nourriture était un problème. C’est la raison pour laquelle tu as été choisi en premier lieu.
— N’ai-je pas oublié ce que je ne devais pas manger ?
— C’est le côté génial des fées d’automne. Une partie de leur magie consiste à savoir intrinsèquement ce qui est bon ou mauvais pour elles, ainsi que pour les autres fées. Il le faut pour préparer leurs élixirs. Nous savions que tu n’ingurgiterais pas quelque chose de nocif pour toi de ton propre chef. La seule chose que nous devions surveiller, c’est que tes parents ne te nourrissaient pas de force. Ce qu’ils n’ont jamais fait, dit-il avant qu’elle ne puisse poser la question. Nous maîtrisions tout. Enfin, ajouta-t-il avec réticence, jusqu’à ce que tu partes.
— Jusqu’à ce que je parte ? Si vous me surveilliez si étroitement, vous auriez dû savoir que nous déménagions.
— Nous avons cessé notre surveillance rigoureuse il y a quelques années. J’ai insisté. Je suis… un peu responsable de toi en ce moment. Tu n’étais plus une enfant. En terme d’âge de fée, tu étais plus qu’adulte. Les signes que tu es une fée n’étaient plus aussi apparents. Tu ne tombais pas très souvent, et tes parents étaient habitués à tes habitudes alimentaires. Je pensais que tu avais droit à un peu plus d’intimité. Je croyais que tu en serais contente, ajouta-t-il d’un ton morose.
— Je l’aurais probablement été si je l’avais su, concéda Laurel.
Tamani soupira.
— Sauf que je me suis trop retiré, et nous sommes complètement passés à côté de ton déménagement jusqu’à ce que les déménageurs se présentent. Je voulais sauter aux extrêmes et tout arrêter à cet instant même. Droguer les déménageurs, te ramener au royaume, classer tout le maudit projet comme un échec. Mais… disons juste que je n’ai pas obtenu la majorité des votes. Donc, toi et tes parents êtes partis en voiture, et tu as simplement… disparu.
Il rit sans humour.
— Bon sang, comme j’ai eu des ennuis.
— Je suis désolée.
— Ça va. Tu es revenue. Tout va bien à présent.
Elle le regarda avec méfiance.
— Vas-tu me suivre à la maison et déménager dans ma cour arrière, puisqu’apparemment tu veux tant me surveiller ?
Il rit.
— Non. Nous sommes très bien ici, merci. Nous étions surtout inquiets pour ta floraison et les problèmes qu’elle pourrait te causer. Heureusement, tu t’en es bien sortie.
Donc, je vais vivre là-bas et vous continuerez à vivre ici ?
— Pour le moment.
— Alors, quel était le but que je devienne un… scion ? Étais-je une expérience ?
— Non. Pas du tout.
Tamani laissa échapper un soupir bruyant et exaspéré, puis il jeta un regard rapide autour de la clairière.
— L’objectif de t’envoyer ici était de protéger la terre. C’est… un endroit important pour les fées. Il est impératif qu’une personne qui le comprend en soit propriétaire. Voilà la raison principale pour laquelle tu as été placée avec eux. Quand ta grand-mère est décédée, ta mère est devenue très amère et elle a immédiatement mis cet endroit en vente. Elle avait dix-neuf ans, et j’imagine qu’il contenait trop de souvenirs.
— Elle me l’a raconté.
Tamani hocha la tête.
— Les choses se sont améliorées quand elle a épousé ton père, mais elle n’a jamais arrêté d’essayer de vendre. C’est à ce moment-là que la Cour Seelie a songé à l’idée de t’ajouter à la famille. Cela a fonctionné encore mieux qu’espéré. Après que ta mère ait établi un lien avec toi, elle a cessé ses efforts pour céder la propriété. Autre que l’occasionnel acheteur potentiel qui se présente de temps à autre, cette partie de notre travail s’est avérée simple. Il semble maintenant que ce sera facile pour nous.
Tamani s’installa confortablement avec les mains derrière la tête.
— Nous ne faisons plus qu’attendre que tu hérites.
Laurel baissa les yeux vers ses mains.
— Et si je n’héritais pas ? Et si… et si mes parents vendaient ?
— Ils ne peuvent pas vendre, dit-il d’un ton neutre.
Elle leva brusquement la tête.
— Pourquoi ?
Tamani sourit d’un air entendu.
— On ne peut pas vendre une maison si personne ne se rappelle son existence.
— Hein ?
— Nous pouvons faire oublier aux humains autre chose que de nous avoir vus.
Les yeux de Laurel s’arrondirent quand elle comprit.
— Vous avez saboté leurs efforts ! Vous avez fait oublier aux gens qu’ils avaient déjà vu la maison.
— Nous le devions.
— Et les évaluateurs ?
— Fais-moi confiance, la tentation serait trop forte si ta mère connaissait la valeur de ce site.
— Alors, vous avez effacé leur mémoire aussi ?
— C’était nécessaire, Laurel. Crois-moi.
— Hum… ça n’a pas fonctionné, déclara doucement Laurel.
La prudence se peignit sur le visage de Tamani.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il d’une voix basse et sérieuse.
— Ma mère vend la terre.
— À qui ? Personne n’est venu la voir. Nous nous en sommes assurés.
— Je ne sais pas ; un gars que mon père a rencontré à Brookings.
Tamani se pencha en avant.
— Laurel, c’est très important. Tu ne peux pas la laisser vendre.
— Pourquoi pas ?
— Pour commencer, parce que je vis ici. Je n’aimerais pas beaucoup me retrouver sans abri. Mais…
Il jeta un coup autour de lui et il grogna de frustration.
— Je ne peux pas tout expliquer maintenant, mais tu ne peux pas la laisser vendre. Lorsque tu rentreras à la maison, tu dois faire tout ce qu’il faut, tu dois lui parler et la convaincre de dire non à ce type.
— Hum… ce pourrait être un problème.
— Pourquoi ?
— L’offre est déjà entre nos mains. Ils s’apprêtent à rédiger le contrat.
— Oh, non.
Tamani repoussa les cheveux sur son front.
— C’est mauvais, c’est tellement mauvais. Shar va me tuer.
Il soupira.
— Peux-tu y changer quelque chose ?
— Ce n’est pas réellement ma décision, répliqua Laurel. Je ne peux pas leur dire quoi faire.
— Je te demande seulement d’essayer. Dis-leur… quelque chose. Nous tenterons de trouver une solution nous aussi. Si tu connaissais l’importance de cette terre pour le royaume, tu ne dormirais plus jusqu’à ce qu’elle soit en sécurité. Je ne vois pas comment je pourrai dormir jusqu’à ce que tu reviennes pour m’informer que c’est le cas.
— Pourquoi ?
Il laissa échapper un sifflement exaspéré.
— Je ne peux pas le révéler ; c’est interdit.
— Interdit ? Je suis une fée, non ?
— Tu ne comprends pas, Laurel. Tu ne peux pas tout savoir juste parce que tu appartiens à notre peuple – pas tout de suite. Même dans le royaume, les jeunes fées n’ont pas le droit de pénétrer dans le monde des humains jusqu’à ce qu’elles aient prouvé leur loyauté – et même à ce moment-là. Tu me demandes de te révéler l’un des plus gros secrets de notre espèce. Tu ne peux pas t’attendre à cela de ma part.
Plusieurs secondes s’écoulèrent en silence.
— Je ferai ce que je peux, déclara-t-elle finalement.
— C’est tout ce que je demande.
Elle eut un sourire forcé.
— Mes parents vont croire que je suis folle.
— Ça me convient.
Laurel le regarda quelques secondes avant de tendre la main et de lui asséner un petit coup sur l’épaule.
Tamani se contenta de rire.
Puis, il redevint sérieux et la fixa. En hésitant, il se glissa plus près d’elle et laissa courir ses doigts sur son bras nu.
— Je suis content que tu sois venue aujourd’hui, dit-il. Tu m’as manqué.
— Je… je pense que tu m’as peut-être manqué aussi.
— Vraiment ?
L’espoir à l’état brut brillait tellement dans ses yeux que Laurel dut détourner son regard et elle rit nerveusement.
— Tu sais, une fois que j’ai cessé de croire que tu étais un fou sans-abri.
Ils s’esclaffèrent ensemble, et Laurel s’émerveilla du son velouté et tintant de la voix de Tamani. Cela suscitait la montée d’un doux chatouillement le long de sa colonne vertébrale. Elle jeta un coup d’œil à sa montre.
— Je… dois me mettre en route, déclara-t-elle d’une voix lourde de regret.
— Reviens bientôt, répliqua Tamani. Nous discuterons encore.
Laurel sourit.
— J’aimerais cela.
— Et tu promets de parler à tes parents ?
Elle hocha la tête.
— Je le ferai.
— Tu m’apporteras les nouvelles ?
— Dès que je le peux. J’ignore quand ce sera.
— Vas-tu tout leur raconter ? demanda Tamani.
— Je ne sais pas, répondit-elle. Je ne pense pas vraiment qu’ils me croiraient. Particulièrement parce que je n’ai plus la fleur pour le prouver. C’est ainsi que j’ai convaincu David.
— David, répéta Tamani d’une voix moqueuse.
— Qu’est-ce qui ne va pas avec David ?
— Rien, j’imagine. Mais es-tu certaine qu’il soit digne de confiance ?
— J’en suis sûre.
Tamani soupira.
— J’imagine que tu devais en parler à quelqu’un. Je n’aime pas cela, par contre.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est un humain. Tout le monde sait qu’on ne peut pas se fier à eux. Tu devrais te montrer prudente.
— C’est inutile avec lui. Il ne dirait rien.
— J’espère que tu as raison.
Ils marchèrent lentement, Laurel menant la marche le long du sentier familier. Ils s’arrêtèrent à l’orée du bois.
— Es-tu certaine de devoir partir ?
Laurel était étonnée par l’émotion dans sa voix. Elle avait senti pendant leur conversation qu’il l’aimait bien… beaucoup. Ce sentiment, toutefois, paraissait plus important. Beaucoup plus personnel. Elle fut un peu surprise de constater qu’elle hésitait aussi à le quitter.
— Mes parents ne savent même pas que je suis ici. Je me suis éclipsée plutôt discrètement.
Tamani hocha la tête.
— Tu vas me manquer, murmura-t-il.
Laurel rit avec nervosité.
— Tu me connais à peine.
— Tu me manqueras quand même.
Il rencontra son regard.
— Si je t’offre un truc, le garderas-tu en souvenir de moi ; et peut-être pour penser un peu plus souvent à moi ?
— Peut-être.
Les yeux vert foncé de Tamani semblaient voir à travers elle – en elle.
Il cassa un mince fil pendu autour de son cou et tendit un petit cercle brillant.
— C’est pour toi.
Il déposa le minuscule cercle scintillant dans sa main. C’était un petit anneau en or brillant, juste un peu plus gros qu’un pois, avec une fleur en cristal miniature sur le dessus.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, béate d’admiration.
— C’est une bague pour un jeune plant, répondit Tamani. Tu sais, un bébé fée. Chaque plant reçoit une bague quand il est jeune. Si tu la portes, elle grandit avec toi. Ce sont les fées d’hiver qui les fabriquent. Enfin, les fées de printemps les fabriquent, mais les fées d’hiver les ensorcellent.
Il leva sa main pour lui montrer un simple anneau en argent.
— Tu vois, voici la mienne. Elle était petite comme l’autre au départ. Tu n’es plus une jeune plante, alors elle ne s’ajustera pas à ton doigt, mais j’ai pensé que tu aimerais peut-être cela.
La minuscule bague était exquise, belle dans chaque détail.
— Pourquoi me la donnes-tu ?
— Pour qu’elle t’aide à te sentir davantage comme l’une d’entre nous. Tu peux la suspendre à une chaîne dans ton cou.
Il hésita encore un instant.
— Je crois seulement que tu devrais l’avoir.
Laurel leva des yeux interrogateurs vers lui, mais il refusait de la regarder. Elle aurait aimé disposer de plus de temps pour lui arracher d’autres secrets.
— Je vais toujours la porter, dit-elle.
— Et penser à moi ?
Ses yeux la retenaient prisonnière à présent, et elle savait qu’il n’y avait qu’une réponse possible.
— Oui.
— Bien.
Elle commença à se détourner, mais avant qu’elle n’ait pu esquisser un pas, Tamani lui saisit la main. Sans la quitter du regard, il la leva à son visage et fit doucement glisser ses lèvres sur ses jointures. Juste une seconde, ses prunelles furent comme un livre ouvert. Une onde de choc parcourut Laurel quand elle vit ce qu’ils ne cachaient plus : un désir brut et effréné. Avant qu’elle ne puisse y regarder de plus près, il sourit, et la lueur disparut.
Laurel marcha vers son vélo, le souffle court alors qu’elle essayait de stopper la bouffée de chaleur qui se répandait dans son corps depuis le point où les lèvres de Tamani l’avaient touchée. Elle n’arrêtait pas de lui lancer de brefs coups d’œil en pédalant vers l’autoroute. Chaque fois qu’elle se retournait, ses yeux la fixaient toujours. Même quand elle fila sur la piste cyclable le long de la route, elle put sentir son regard sur elle bien après qu’il eut disparu de sa vue.